Il faut naviguer sur la Loire pour qu’un nouveau paysage se dessine au gré de la ripisylve, des rides de l’eau et des atterrissements. Depuis la levée, le fleuve semble sinuer dans un relief contenu et maîtrisé, la mise à distance du sujet favorisant l’anthropocentrisme. Depuis le fleuve, la relation s’équilibre - voire s’inverse - et permet d’interroger les conditions d’un dialogue entre humains et non humains.
Le Val de Loire que nous connaissons est le fruit d’un lent processus de sédimentation qui se stabilise au début du Quaternaire, une fois la mer définitivement retirée de la région. Le creusement des vallées, né de l’érosion du réseau hydrographique, achève de dessiner le socle du paysage dans lequel se sont installés les premiers groupes humains, il y a environ 40 000 ans. La géologie participe pleinement du développement du territoire. La Loire moyenne sinue entre des couches calcaires de différentes périodes. D’abord celui de Beauce, entre Jargeau et Blois, qui sert à édifier de solides soubassements dont ceux du château de Blois. À l’aval de Blois, c’est la craie de Blois, puis, plus en aval encore, on distingue trois formations, la craie marneuse, le tuffeau blanc dont on fait les châteaux et le tuffeau jaune qui sert à réaliser les digues. Après Tours, bâti sur des alluvions récentes entre le Cher et la Loire, la craie turonienne enserre les deux rives. Il faut attendre la Chapelle-sur-Loire pour que les coteaux disparaissent, au moins sur la rive droite, et que l’on pénètre dans le val d’Anjou. Sur la rive gauche, la craie-tuffeau sert encore de socle à l’édification de grandes cités, Candes, Montsoreau, Saumur. Angers marque l’entrée dans le Massif armoricain et la présence de schistes ardoisiers. Sur un tronçon de près de 300 kilomètres sont présents toutes les roches permettant de construire, depuis les fondations les plus stables jusqu’aux toitures. Faute de constructions, il est toujours possible de creuser le coteau dans une craie meuble pour agrandir son habitat troglodytique. Les rives de la Loire ont été façonnées à la fois par l’écoulement irrégulier du fleuve dans un complexe géomorphologique spécifique et par l’implantation de populations qui en ont modelé le paysage dès la préhistoire (le site préhistorique de la Roche-Cotard atteste de l’occupation très ancienne des rives de Loire).
Les premières implantations de populations composent avec le milieu, puisant en son sein leur subsistance. Elles connaissent les végétaux, leurs propriétés et leurs vertus. Progressivement, les agriculteurs-éleveurs vont s’appuyer sur leurs connaissances étroites des reliefs pour identifier des monticules insubmersibles où implanter les habitats, qui s’agrègent sur les pourtours, puis ériger des tertres et vivre en étroite relation avec un fleuve dont ils exploitent une partie des terres inondées, riches en limons. Cultiver les terres limoneuses ne signifie pas interrompre la cueillette et la glane. Les rives de la Loire et leur cortège de grèves, plantes sauvages, faune et ressources halieutiques sont accueillantes. La nature toute entière semble propice à la culture mais pour en comprendre le sens, il faut également couper la vallée pour percevoir à la fois son unité à grande échelle et la multitude de nuances qui la caractérise, définissant une mosaïque de paysages jardinés. En partant du fleuve vers le nord, la levée, rehaussée une dernière fois au début du XXe siècle, s’appuie sur d’anciennes îles et des terrasses alluviales, bombement médian qui a également servi de socle aux villages. Passé le bombement, on redescend dans la dépression latérale où coule un affluent. C’est dans la partie basse que l’on trouve des buttes parfois habitées. Puis vient le coteau, plus ou moins raide, sur lequel se trouvent les plus anciennes traces d’habitat. Cette rapide description vaut pour l’ensemble de la vallée, au moins dans ses grandes lignes. Elle explique la richesse du territoire qui permet les bocages, l’exploitation du bois, la mise en prairies et pâturages, la culture de la vigne entre les coteaux et le plateau, la présence de vergers dans les vallées, le maraîchage sur les terres d’alluvions…
Cette grande diversité de paysages illustre l’anthropisation très ancienne de la vallée et permet de faire émerger une réflexion sur la nature du dialogue entre les habitants et leur milieu de vie.
La domestication de la faune et de la flore – et plus généralement la particularité de l’écosystème Loire - doit être envisagée comme un échange équitable entre des parties qui, chacune, ont été façonnées par de multiples interactions. Nous pourrions, en reprenant le sillon tracé par Pierre Lieutaghi1
, avancer qu’il existe un milieu civilisateur qui accompagne et influence les pérégrinations des riverains jusqu’à façonner leurs modes de vie. Nous pourrions ajouter que l’accueil d’hôtes d’origines diverses a contribué à tisser un maillage de cultures variées dans une vallée jardinée qui a su faire preuve d’hospitalité, acclimatant les végétaux et les idées. La mémoire laborieuse et vivante de la Loire, charriant du limon, des pensées et des marchandises d’Est en Ouest, s’est estompée. À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, la modernité a eu raison de l’équilibre séculaire pour quelques décennies. Les infrastructures linéaires de haut niveau anthropique ont laminé les reliefs qui avaient fini par se fondre dans le val et altéré des paysages « à l’équilibre ».
La Loire comme matrice de sociétés, dont le retour est plébiscité par les riverains, demande une attention particulière, une approche propre aux anthropologues. L’étude du territoire, associée à l’écoute des riverains et des hôtes du fleuve, induit la prise en compte de nouvelles modalités de façonnement des paysages constitutives d’une culture commune qui imprime l’espace ligérien tout autant que les artéfacts qui en expriment une matérialité tangible.
Une approche fondée sur l’anthropologie du milieu Loire, inédite, permettrait de mieux cerner la nature d’un lien entre humains et non-humains qui prend parfois des allures de dialogue.
- Pierre Lieutaghi, La Plante compagne : pratique et imaginaire de la flore sauvage en Europe occidentale, Ed. Actes Sud, 1998. ↩